mercredi 9 juin 2021

Contre l’esprit de guerre

 XAVIER ALBERTI

 

Nous voulons en découdre. C’est une colère qui s’inscrit dans notre société depuis plusieurs années, depuis plusieurs décennies même, et qui fait écho à un sentiment, ou plutôt à un ressentiment. Il y a le sentiment d’injustice évidemment, celui qui naît de ce que la vie est injustement difficile, pendant qu’elle serait injustement facile pour l’autre, pour d’autres, pour les autres qui ont ce que je n’ai pas et qui l’auraient indûment. Il y a le sentiment de perte de repères, puisque l’autre possède ce dont je suis injustement privé, qu’il peut faire ce que je ne peux pas, aller là où je n’ai pas accès ou jouir de ce qui m’est interdit, c’est que la société a abandonné les règles et les valeurs qui devraient empêcher que cela advienne. Enfin, il y a le sentiment d’insécurité, de toutes les insécurités, physique, psychique, sanitaire, culturelle, économique, sociale, environnementale, qui forme cette angoisse quotidienne qui étrangle la vie en obligeant chacun à abandonner sa liberté de faire ce qu’il a au fond de lui, pour tenter vainement de conquérir une sécurité qui est menacée en permanence par l’autre, par son intention ou par ma propre perception.

 

C’est ainsi que nous vivons dans un monde où désormais chacun est à la fois une cible et un viseur. Ce n’est pas une guerre en ceci qu’il n’y a pas deux camps qui s’affrontent, c’est une guérilla où chacun défend son morceau de lui-même contre l’autre et son essence suspecte, trahie par n’importe quel signe, une barbe, un voile, une couleur, un lieu de naissance, une opinion, un tweet, un uniforme, une nationalité, un prénom, un accent, un patrimoine, une histoire. Toutes ces dynamiques à l’oeuvre entraînent la grande roue de la colère et développent une énergie très particulière, très puissante, qui s’insinue partout et qui forme l’esprit de guerre.

 

Dans cette période fracturée, s’il n’existe pas deux camps identifiés qui s’affrontent, il existe en revanche, une ligne de démarcation très claire, entre deux façons de vivre et d’agir, au service de ce qui rassemble ou de ce qui sépare, de ce qui calme ou de ce qui excite, de ce qui pense/panse ou de ce qui tranche, un esprit de paix et un esprit de guerre. Ces deux territoires ne recouvrent pas ceux des camps politiques ou économiques connus, ils sont un état d’esprit qui transcende nos appartenances mais qui révèle nos natures profondes, nos anges ou nos démons. Il est même courant que nous passions d’un territoire à l’autre selon nos propres vicissitudes.

 

L’enjeu réside désormais dans le territoire que nous voulons investir durablement, pour l’habiter et dans la capacité que nous allons avoir à entrainer les autres sur ce territoire ou sur l’autre, dans la paix ou dans la guerre. En effet, ce mouvement de fond est nourri par les sentiments dont j’ai parlés plus haut et par des promoteurs zélés, propriétaires de toutes les certitudes, à l’extrême droite, à l’extrême gauche ou à l’extrême vrai, tous ceux qui croient avoir entendu des voix et qui ont choisi l’esprit de guerre parce qu’ils ont compris depuis longtemps, que leur seul espoir d’accéder au pouvoir ou à la célébrité, c’est de surgir du chaos, telle la goule du cimetière. Ces représentants du commerce haineux, qui ont investi les médias qui cultivent le même esprit, ne cessent d’étendre leur influence et leur territoire, au fur et à mesure qu’on leur en donne l’occasion, par suffisance ou par insuffisance, par lâcheté ou par complicité, par intérêt ou par désintérêt, si bien que plus rien ne peut raisonnablement nous garantir qu’ils ne s’emparent du leadership après lequel ils courent depuis quarante ans, par les votes ou par les bottes.

 

Nous pouvons bien crier « no pasaràn ! », ils passeront sans aucun doute possible si nous ne sommes pas capables d’opposer autre chose que nos indignations compassées ou nos digues rafistolées. En effet, pour nourrir la paix, il faut l’incarner, c’est en cela qu’il s’agit d’un état d’esprit. On ne nourrit pas la paix en mimant la guerre tout comme on ne prône pas la concorde en pointant du doigt. Pour nourrir la paix, il faut la bâtir, la vouloir, c’est à dire la porter en soi quotidiennement, sitôt que vous entrez dans le jeu de ceux qui excitent les colères, vous tombez dans le piège. C’est un chemin difficile car si le ressentiment est autogène, c’est à dire qu’il fabrique lui-même la colère dont il se nourrit, la paix, la concorde ou la solidarité, elles, ont besoin d’une volonté, d’un effort, d’une impulsion qui vient de chacun de nous. Il ne s’agit d’ailleurs pas de gommer la colère, car elle est en chacun de nous, il s’agit – pour reprendre les mots de Cynthia Fleury – « de l’investir ailleurs que dans la colère » pour tenter d’en faire quelque-chose d’utile, un mouvement plutôt que de la chaleur, de l’encre plutôt que de la bile, de la peinture plutôt que du sang, des vers plutôt que des injures, des propositions plutôt que des lamentations.

 

Par ailleurs, les disciples de l’esprit de guerre voudraient nous faire croire que vouloir la paix, c’est capituler devant ceux qui nous ont déclaré la guerre. Cette accusation ne résiste pas au fait que nos sociétés sont entièrement bâties sur la promesse d’une paix durable et que toute guerre porte en elle le germe de la destruction des valeurs fondamentales qui président à la vie mais aussi à la vie en société, à la prospérité économique, au progrès, à l’humanité elle-même. Il faut vouloir la paix et il faut la vouloir par dessus tout. Cela n’enlève rien au fait que nous devions nous défendre, mais quand nous le faisons, ce ne peut être en notre nom seul, mais au nom de nos valeurs, ce qui implique de livrer des combats justes, proportionnels, circonstanciés, et non en tirant par rafales au jugé, sur tel ou tel parce que s’il ressemble aux coupables c’est certainement qu’il en fait partie. La République et son impératif démocratique nous obligent à la clairvoyance, à la nuance, à l’intelligence qui permettent de préserver les équilibres forcément fragiles sur lesquels elle repose. Si nous cédons à la colère, à l’exaspération, à la bêtise, nous perdrons tout.

 

Or, ne soyons pas naïfs, nous savons bien que l’esprit de guerre gagne inexorablement du terrain et qu’il gagne même des esprits jusque-là nuancés, équilibrés et pacifiques. Cela se joue maintenant, dès aujourd’hui, car les thèmes guerriers sont devenus centraux dans notre pays et ont engendré les opinions qui s’installent au beau milieu de nous pour fracturer le socle commun sur lequel repose la République et la paix qu’elle nous garantit. Or ce socle, ce n’est pas une identité nationale que nous auraient léguée mille ans d’histoire, mais une volonté nationale, ce « plébiscite quotidien » dont parlait Renan et qui fonde la France. Être français, ce n’est ni une couleur, ni une religion, ni une opinion, c’est une volonté inaltérable de vivre selon les valeurs, les règles et le droit que nous nous sommes choisis, et notamment au lendemain d’une guerre effroyable et qui a fait naitre les désirs de paix, de dignité et de concorde ainsi énoncés dans notre Constitution:

« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »

 

C’est en cela que “La paix n’est pas l’absence de guerre, mais une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice » comme l’a magnifiquement décrit Spinoza. Mais qui s’en souvient aujourd’hui, qui défend la paix aujourd’hui, qui ose dire que la paix est au fondement de tout progrès sans être immédiatement dénoncé, vilipendé, accusé de collaboration, de lâcheté ou d’aveuglement par les prophètes de « la fin de la civilisation française ». Face à cette armée de fossoyeurs, il faudrait lever cent divisions d’espérance… Mais nous peinons à trouver la formule, l’effort fervent, la prière païenne qui permettraient de renouer avec cette sensation unique qui nous pousse à dépasser nos identités propres pour embrasser ce qui fait une nation. Pourtant, cet esprit de paix est là, en nous, il attend que nous fassions appel à lui mais nous sommes trop occupés à gérer nos crises, à nous contredire, à nous chamailler sur telle réforme ou telle mesure économique pour voir ce qui grandit dans l’ombre portée de nos discordes incessantes. Évidemment, nous pourrions croire que la crise sanitaire que nous traversons est un cataclysme, pourtant elle n’est rien comparée à la perspective de la victoire de l’esprit de guerre. La paix à laquelle nous nous sommes habitués et qui nous a préservé de la guerre sur notre territoire, dans nos rues, dans nos vies, depuis bientôt quatre-vingts ans est le plus précieux des biens. Elle appelle chacune et chacun de nous à l’incarner quotidiennement, partout, tout le temps, dans la rue, au travail, dans le bus, sur les réseaux sociaux, dans les médias, à chaque fois que l’occasion nous est donnée de choisir ce que nous voulons défendre et comment le défendre, n’oublions pas que la paix n’a d’autre défenseur que vous et moi, que nos mots, nos postures, nos actions, qui engagent désormais la paix sur laquelle nous avons construit nos vies.

 

Nous connaissons toutes et tous cette phrase d’Albert Camus, prononcée lors de son discours de réception du prix Nobel de Littérature en 1957. « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Soixante cinq ans plus tard, je crois que ce défi camusien se dresse toujours devant nous. Mais écoutons ce qu’il nous dit de cette génération de destin dans les phrases qui suivaient et qui n’ont pas connu la même postérité:

 

« Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. »

 

Cette paix qu’il nous faut restaurer entre nous est probablement le défi politique, philosophie et éthique le plus important que nous aurons à relever dans cette vie. Il fait appel à nous en tant qu’individus, en tant que citoyens, en tant qu’humains, et il nous rappelle à nos devoirs humanistes, de justice, de tempérance et de force. Il n’est ni trop tôt, ni trop tard pour choisir l’esprit que nous voulons incarner et défendre, il est juste temps.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire