mardi 31 janvier 2023

Pensées libres...

 Une endophasie perturbatrice

    Lors de la promenade quotidienne, Patrick et moi sommes passés hier devant un monsieur qui demande l’aumône, assis sur les marches d’une église d’une rue piétonne du centre-ville. Âgé, les vêtements élimés, la silhouette décharnée, il mange lentement, tête baissée, des aliments présents dans un petit récipient en plastique. Je le vois régulièrement au même endroit, assis sur la même marche. Parfois, son regard scrute les passants, parfois ses pensées l’ont emmené ailleurs. J’ignore tout de sa vie. Dans une endophasie perturbatrice et un questionnement libre, je transpose dans l’imaginaire sa vie à la mienne, comme si j’étais à sa place.

    Dans ce soliloque mental affectif focalisé sur le manque, incommodé par le froid, je me demande comment faire pour me rendre dans un pays chaud, à Tahiti par exemple où la température est douce toute l’année. Privé de smartphone, de connexion Internet, il m’est irréalisable de contacter une personne de ma connaissance, car les annuaires et les cabines téléphoniques ont disparu. Les chiffres se bousculent dans ma tête, il y a trop longtemps que je suis dans la rue, la mémoire a stocké les données. Si je me rends au port, comment vais-je embarquer sur un bateau sans argent ? La bienveillance se fait rare. Sans toit fixe sur la tête, il m’est malaisé de donner une image de moi qui soit avenante et sociable. Sans revenus fixes, il m’est aléatoire de faire des projets, je vis au jour le jour pour survivre. La joie d’être est tamisée par le fonctionnement de notre société qui vit à cent à l’heure, privée du temps nécessaire pour voir celui qu’elle a oublié sur le chemin de la vie. Les personnes qui passent devant moi sont, pour la plupart, déjà dans leur futur, souvent affairées sur leur smartphone, les pensées ailleurs, le pas pressé. L’autre, l’indigent, est absent de leur vision. L’agora a disparu depuis bien longtemps et il m’est difficile de nouer un contact avec une personne qui serait disponible à l’instant présent. Les espaces publics se réduisent, les contrôles augmentent, les interdits se multiplient. Sans papier d’identité, il m’est quasi impossible de passer les frontières. Parfois, mon apparence attire les critiques défavorables et les réflexions désobligeantes. Les conclusions hâtives, les idées reçues, les jugements à l’emporte-pièce émis dans l'ignorance de ma réalité sont un frein à l'aide que je pourrais recevoir. Les passants ignorent tout de mon passé, de mon chemin de vie. Les effets pervers de la télévision et des médias, les peurs véhiculées sans cesse pour paralyser les actions novatrices et standardiser le comportement de tout un chacun, la frustration engendrée par les contraintes sécuritaires, sont nuisibles pour celle ou celui qui voudrait me tendre la main. Devant le trop-plein des entraves imposées par les pouvoirs publics, il est plus facile de se défouler en jugeant les autres. Comment ne pas baisser les bras et trouver les ressources qui me permettraient de vivre autrement, de voyager, sans être un laisser pour compte alors que ma créativité est bâillonnée depuis bien trop longtemps ? L’engrenage qui m’a conduit dans la rue et a fait basculer mon existence pourrait me broyer à nouveau devant la pression de la société sans cesse plus prégnante, source de bien des dysfonctionnements, et qui apparaît comme irréversible…

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