Pouvoir tout dire
par David Cole
https://www.monde-diplomatique.fr/2017/11/COLE/58043
Le règne de M. Donald Trump ne doit-il pas nous inciter à réécrire le premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit une totale liberté d’expression ? Les démonstrations de force des groupes racistes ou néonazis aux États-Unis ne doivent-elles pas nous conduire à limiter la liberté d’expression lorsque celle-ci sert d’alibi à des mots d’ordre de haine, à des actes de violence et à la remise en cause du principe d’égalité ?
Après la tragique éruption de violence survenue lors d’un attroupement de suprémacistes blancs à Charlottesville, en Virginie, le 12 août dernier, ces questions sont revenues brutalement à l’ordre du jour. Beaucoup se sont étonnés que l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), dont je suis le directeur juridique, ait soutenu l’organisateur de ce rassemblement, M. Jason Kessler, quand il a contesté la décision de la mairie de Charlottesville de lui retirer son autorisation de manifester. Quelle mouche nous avait donc piqués ? Les autorités proposaient de déplacer le rassemblement à un kilomètre et demi du lieu initialement prévu — l’Emancipation Park, aux pieds de la statue du général sudiste Robert E. Lee, menacée de déboulonnage et que M. Kessler et ses partisans entendaient protéger —, mais sans préciser en quoi le maintien de l’ordre public serait mieux assuré là-bas plutôt qu’ici. Comme le font depuis près d’un siècle les antennes locales de l’ACLU pour des milliers de défilés, le bureau de Virginie a fourni à M. Kessler une aide juridique afin qu’il obtienne l’autorisation de manifester. Les violences sanglantes qui s’en sont ensuivies justifient-elles qu’on restreigne le périmètre de la liberté d’expression ?
Le sort du premier amendement pourrait bien être en jeu. Selon une étude du Pew Research Center publiée en 2015, 40 % des Américains âgés de 18 à 40 ans estiment que l’État devrait avoir les coudées franches pour interdire les propos jugés stigmatisants à l’égard de telle ou telle minorité, un point de vue partagé par seulement 12 % de leurs compatriotes nés entre 1928 et 1945. Aujourd’hui, les jeunes attachent moins de prix à la liberté d’expression que leurs grands-parents. Dans la plupart des pays européens, le racisme n’est pas une opinion autorisée à s’exprimer librement, ce qui démontre qu’en démocratie ce sujet peut s’appréhender de plusieurs manières.
Les arguments en faveur de l’interdiction des propos racistes reposent fondamentalement sur l’idée que, lorsque la liberté d’expression entre en conflit avec l’égalité, c’est-à-dire avec l’impératif de non-discrimination, c’est ce dernier qui doit prévaloir (1). Pour les partisans d’une régulation du premier amendement, le « marché des idées » n’est pas cette mythique table de jeu où chacun débat sur un même pied avec ses contradicteurs, mais un espace hiérarchisé soumis à la loi du plus fort ou du plus bruyant. Quand un locuteur en domine un autre ou le réduit au silence, la liberté d’expression cesse d’opérer dans l’intérêt de tous. Les discours racistes ne sauraient avoir droit de cité, surtout dans un pays à ce point marqué par les violences sociales et étatiques infligées aux Afro-Américains tout au long de leur histoire, de l’esclavage d’hier à la ségrégation de fait d’aujourd’hui. D’autant, ajoutent certains, que le rapport de forces a changé. En 1977, quand la bourgade de Skokie, près de Chicago, accueillit un défilé de militants néonazis, le contexte politique de l’époque rendait cette parade d’opérette relativement inoffensive et par conséquent tolérable. Il en va tout autrement de nos jours, avec des suprémacistes blancs dont le meilleur ami n’est autre que le président des États-Unis lui-même.
Tous ces arguments sont parfaitement recevables. La société américaine est profondément inégalitaire et le fléau du racisme continue d’y faire des ravages. Nul doute que la parole raciste se concrétise par des passages à l’acte et produise un effet d’intimidation qui empêche des personnes vulnérables d’exercer leurs droits. Le malin plaisir pris par M. Trump à flatter le ressentiment blanc ainsi que sa réticence à condamner les adeptes du white power après les violences de Charlottesville encouragent les racistes à persévérer. Pourtant, aucune de ces vérités ne justifie que l’on permette à l’État de restreindre le champ de la liberté d’expression.
Opposer liberté et égalité conduit à une impasse. Le principe de la liberté de parole s’impose indépendamment de ses conditions d’exercice. Presque tous les droits humains — y compris celui à la libre expression — s’exercent selon des conditions inégales, parfois même en creusant les inégalités. Le droit de propriété, par exemple, profite plus aux millionnaires qu’aux pauvres. Les propriétaires jouissent davantage du droit à la vie privée que les locataires, qui, de leur côté, tirent un meilleur bénéfice de ce droit que les sans-logis. Le droit de choisir le mode d’éducation de ses enfants n’est pas d’une grande utilité pour les parents impécunieux qui ne pourront jamais inscrire les leurs dans une école privée — il contribue en réalité à la ségrégation scolaire et à la reproduction des privilèges. Les droits de la défense avantagent le justiciable qui a les moyens de se payer les services d’un avocat influent, au détriment du malchanceux qui dépend des subsides de l’État pour s’en remettre à un commis d’office — et tant pis si ces droits se paient au prix d’une flagrante injustice structurelle de l’appareil judiciaire.
Certains objectent que le premier amendement fait exception, dans la mesure où l’inégalité entre celui qui monopolise la parole et celui qui n’y accède que rarement, voire jamais, fausse le « marché des idées ». Mais ce marché n’est qu’une métaphore : il ne désigne pas une méthode scientifique visant à définir une vérité, mais la possibilité d’un choix dans un éventail d’opinions. Il suggère simplement que l’État reste neutre plutôt que de nous dicter ce qui est vrai et de nous interdire le reste. On peut légitimement douter des « débats » où prédomine le point de vue des hommes d’affaires capables d’acheter l’accès à la parole publique, mais on ne gagnerait rien à laisser l’administration Trump — ni celle d’un Obama, d’ailleurs — contrôler ce qui peut être dit ou doit être tu. Tant que nous considérons la liberté d’expression comme un critère de la vie démocratique et comme une condition de l’équilibre des pouvoirs, nous nous trahirions nous-mêmes en autorisant nos dirigeants à gommer les points de vue qui leur paraîtraient inappropriés, erronés ou offensants.
Le racisme structurel qui charpente l’histoire des États-Unis change-t-il la donne ? Assurément, les Afro-Américains ont subi un préjudice unique que le pays peine à prendre en compte. Mais réserver un traitement à part aux invectives dont ils sont la cible ne ferait que bafouer le principe essentiel de la liberté d’expression — la neutralité de l’État — sans pour autant leur rendre justice. Et que faire des propos haineux déversés sur les autres minorités ? Amérindiens, Asiatiques, Latinos, musulmans, femmes, lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT) — chacun de ces groupes a son expérience particulière des mécanismes d’oppression et de discrimination à l’œuvre dans la société. Les pouvoirs publics doivent-ils censurer toute expression verbale jugée insultante ou stigmatisante pour l’un ou l’autre de ces groupes ? Et si tous ne peuvent être logés à la même enseigne, selon quels critères identifier ceux qui méritent une protection spéciale ?
Quand bien même nous trouverions une réponse satisfaisante à ces questions, nous nous heurterions toujours à la plus épineuse d’entre toutes : comment définir un propos illicite ? L’État doit-il être en mesure de réduire au silence tout argument contre la discrimination positive ou sur les différences génétiques entre femmes et hommes, ou doit-il limiter sa censure aux braillements de comptoir racistes et sexistes ? Diagnostiquer une discrimination est chose aisée ; établir des critères rigoureux permettant d’identifier et d’éliminer les propos discriminatoires, sans donner à l’État le pouvoir discrétionnaire de dire le bien et le mal et de causer par là même de nouvelles discriminations, c’est mission impossible.
Ne vaut-il tout de même pas la peine d’essayer, avec un Donald Trump à la Maison Blanche et des suprémacistes blancs qui entendent sonner l’heure de la revanche ? Tirer pareille conclusion serait une erreur funeste. Si nous confiions à l’État le pouvoir de criminaliser les propos attentatoires aux « valeurs américaines », M. Trump et ses alliés ne seraient que trop heureux d’en user et d’en abuser. Toute limitation étatique de la liberté d’expression aboutit en effet à cette contradiction majeure : elle vise à protéger les minorités vulnérables en renforçant les prérogatives d’un État qui se proclame l’émanation de la majorité. Pourquoi donc les minorités confieraient-elles aux représentants de la majorité le soin de décréter quels discours doivent être bannis ou permis ? Il fut un temps aux États-Unis où la plupart des Blancs considéraient la ségrégation des Noirs comme la façon la plus adéquate d’assurer l’égalité raciale — « égaux mais séparés », disait l’adage. Le droit de contester les vues dominantes, inscrit dans le premier amendement, nous a permis de les rejeter.
Comme le rappelait l’ancien esclave et militant abolitionniste Frederick Douglass, « le pouvoir ne concède rien sans réclamation. Il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais ». Tout au long de notre histoire, les minorités opprimées ont fait usage du premier amendement pour s’exprimer, s’associer et se rassembler en vue de réclamer leurs droits — l’ACLU les a toujours soutenues dans leur combat. Que seraient devenus les mouvements pour les droits civiques, les droits des femmes ou les droits des LGBT sans le solide appui du premier amendement ?
Bien entendu, il serait infiniment plus commode pour l’ACLU de ne représenter les intérêts que de ceux dont elle partage la philosophie. Mais, en réservant la liberté d’expression à ceux qui pensent comme nous, quelle base nous reste-t-il pour exiger des autres qu’ils tolèrent des points de vue opposés aux leurs ?
David Cole
Directeur juridique de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), fondée en 1920 pour défendre la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution américaine et apporter un concours juridique aux groupes, souvent minoritaires et impopulaires, qui font valoir publiquement leur point de vue. Une version longue de cet article est parue dans la New York Review of Books (28 septembre 2017).
(1) Parmi les principaux ouvrages publiés aux États-Unis qui défendent ce point de vue, citons en particulier Mari J. Matsuda, Charles R. Lawrence III, Richard Delgado et Kimberlé Williams Crenshaw, Words That Wound : Critical Race Theory, Assaultive Speech, and the First Amendment, Westview Press, Boulder (Colorado), 1993. cf. également Jeremy Waldron, The Harm in Hate Speech, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2012.
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