Livre broché "Albert Einstein dixit"
Entre science et engagements
Présenté par Pierre Marage
Université Libre de Bruxelles
http://homepages.ulb.ac.be/~pmarage/Albert%20Einstein%20dixit.pdf
Comment je vois le monde
(1930, Comment je vois le monde, SEP 54-57)
Comme
notre situation est étrange, à nous, enfants de la Terre ! Nous ne faisons que
passer. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes là, même si parfois nous
croyons le sentir. Mais par notre vie de tous les jours, sans qu’il soit besoin
de beaucoup réfléchir, nous savons une chose : nous sommes là pour les autres –
pour ceux, tout d’abord, dont le sourire et la santé sont la condition de notre
propre bonheur, et ensuite pour la multitude des inconnus au sort desquels nous
rattache un lien de sympathie. Il me vient chaque jour, à d’innombrables
reprises, la pensée que ma vie sociale et intime repose sur le travail des hommes
d’aujourd’hui et de ceux qui sont maintenant disparus, et que je dois m’efforcer
de donner dans les proportions dans lesquelles j’ai reçu et je reçois encore.
(…)
Je
ne crois aucunement à la liberté de l’homme au sens philosophique du terme.
Chacun de nous agit non seulement sous la contrainte des événements extérieurs,
mais également sous l’emprise d’une nécessité intérieure. Le mot de Schopenhauer
« L’homme peut faire ce qu’il veut, mais
il ne peut pas vouloir ce qu’il veut » m’habite intensément depuis ma jeunesse
et, dans le spectacle ou dans l’épreuve des difficultés de la vie, j’y ai
toujours trouvé un réconfort et puisé une infinie tolérance. Une telle pensée
atténue salutairement le sentiment quelque peu paralysant que nous avons de
notre responsabilité et fait que nous ne nous prenons pas nous-mêmes ni les
autres trop au sérieux ; il en découle une conception de la vie qui donne en
particulier toutes ses chances à l’humour.
La
question du sens ou de la finalité de mon existence et de l’existence en
général m’a toujours paru, d’un point de vue objectif, dénuée de signification.
À cet égard, le plaisir et le bonheur n’ont jamais constitué à mes yeux une fin
en soi (…). Mes idéaux à moi, ceux qui ont toujours éclairé mes pas et aiguisé
mon appétit et ma joie de vivre, s’appellent bonté, beauté et vérité. (…)
Mon
idéal politique est la démocratie. Chacun doit être respecté dans sa personne
et nul ne doit être idolâtré. Une ironie du sort a voulu que l’on m’ait voué
une admiration et un respect exagérés. (…) Je sais fort bien que, pour que
réussisse l’organisation d’une entreprise humaine, il faut quelqu’un qui pense,
ordonne et assume globalement la responsabilité. Mais ceux qui sont dirigés ne
doivent pas être contraints, ils doivent pouvoir choisir leurs dirigeants. Je
ne peux pas imaginer un régime autocratique, reposant sur la contrainte, qui ne
dégénère en un temps bref. Car la violence attire inévitablement les êtres de
peu de moralité et c’est une loi, me semble-t-il, que les despotes de génie ont
pour successeurs des crapules. C’est la raison pour laquelle je me suis
toujours farouchement opposé à des systèmes tels que ceux que nous connaissons aujourd’hui
[1930] en Italie et en Russie. (…) À mon sens, la seule véritable valeur que
renferme la société humaine réside non dans l’État mais dans l’individu doué de
pouvoir créateur et de sensibilité, dans la personnalité : elle seule produit
ce qui est noble et sublime, tandis que la foule, en tant que telle, reste
stupide et insensible.
Voilà
qui m’amène à parler de la pire émanation du grégarisme : l’armée, que
j’exècre. Si quelqu’un peut prendre plaisir à marcher en rangs aux sons d’une
musique, cela suffit pour que je le méprise : c’est par erreur qu’il a reçu un
cerveau, puisque sa moelle épinière lui suffirait amplement. Nous devrions nous
débarrasser au plus vite de cette tare de la civilisation. L’héroïsme sur
ordre, la violence sans raison et le déplorable patriotardisme, avec quelle
ardeur je les hais, comme la guerre me paraît vulgaire et méprisable ! (…)
La
plus belle expérience que nous puissions faire, c’est celle du mystère de la
vie. C’est le sentiment originel dans lequel tout art et toute science véritables
plongent leurs racines. Quand on ne le connaît pas, quand on ne sait plus
s’étonner, être émerveillé, c’est comme si l’on était mort, le regard éteint.
L’expérience du mystérieux – même mêlée de crainte – a également donné naissance
à la religion. Ce que nous savons de l’existence d’une réalité impénétrable,
des manifestations de la raison la plus profonde et de la beauté la plus éclatante,
qui ne sont accessibles à la raison humaine que dans leurs formes les plus primitives,
ce savoir et cette intuition nourrissent le vrai sentiment religieux ; en ce
sens, et seulement en ce sens, je puis me considérer comme un esprit
profondément religieux. Je n’arrive pas à me représenter un Dieu qui récompense
et punisse ses créatures, et qui possède une volonté analogue à celle que nous
nous connaissons à nous-mêmes. Je ne peux pas davantage ni ne veux imaginer un
individu qui survive à sa mort corporelle ; je laisse aux âmes faibles de
telles pensées, dont elles se bercent par crainte ou par un égoïsme ridicule.
Il me suffit, quant à moi, de songer au mystère de l’éternité de la vie, d’avoir
la conscience et l’intuition de la merveilleuse construction de ce qui est, et
de m’efforcer humblement de comprendre une parcelle, si minime soit-elle, de la
raison qui se manifeste dans la nature.
Albert Einstein (1879-1955)