Une endophasie perturbatrice
Lors de la promenade quotidienne, Patrick et moi sommes passés hier devant un monsieur qui demande l’aumône, assis sur les marches d’une église d’une rue piétonne du centre-ville. Âgé, les vêtements élimés, la silhouette décharnée, il mange lentement, tête baissée, des aliments présents dans un petit récipient en plastique. Je le vois régulièrement au même endroit, assis sur la même marche. Parfois, son regard scrute les passants, parfois ses pensées l’ont emmené ailleurs. J’ignore tout de sa vie. Dans une endophasie perturbatrice et un questionnement libre, je transpose dans l’imaginaire sa vie à la mienne, comme si j’étais à sa place.
Dans
ce soliloque mental affectif focalisé sur le manque, incommodé par le froid, je
me demande comment faire pour me rendre dans un pays chaud, à Tahiti par exemple
où la température est douce toute l’année. Privé de smartphone, de connexion
Internet, il m’est irréalisable de contacter une personne de ma connaissance,
car les annuaires et les cabines téléphoniques ont disparu. Les chiffres se
bousculent dans ma tête, il y a trop longtemps que je suis dans la rue, la
mémoire a stocké les données. Si je me rends au port, comment vais-je embarquer
sur un bateau sans argent ? La bienveillance se fait rare. Sans toit fixe
sur la tête, il m’est malaisé de donner une image de moi qui soit avenante et
sociable. Sans revenus fixes, il m’est aléatoire de faire des projets, je vis
au jour le jour pour survivre. La joie d’être est tamisée par le fonctionnement
de notre société qui vit à cent à l’heure, privée du temps nécessaire pour voir
celui qu’elle a oublié sur le chemin de la vie. Les personnes qui passent
devant moi sont, pour la plupart, déjà dans leur futur, souvent affairées sur
leur smartphone, les pensées ailleurs, le pas pressé. L’autre, l’indigent, est
absent de leur vision. L’agora a disparu depuis bien longtemps et il m’est
difficile de nouer un contact avec une personne qui serait disponible à l’instant
présent. Les espaces publics se réduisent, les contrôles augmentent, les interdits
se multiplient. Sans papier d’identité, il m’est quasi impossible de passer les
frontières. Parfois, mon apparence attire les critiques défavorables et les réflexions
désobligeantes. Les conclusions hâtives, les idées reçues, les jugements à l’emporte-pièce
émis dans
l'ignorance de ma réalité sont un frein à l'aide que je pourrais recevoir. Les
passants ignorent tout de mon passé, de mon chemin de vie. Les effets pervers
de la télévision et des médias, les peurs véhiculées sans cesse pour paralyser
les actions novatrices et standardiser le comportement de tout un chacun, la
frustration engendrée par les contraintes sécuritaires, sont nuisibles pour
celle ou celui qui voudrait me tendre la main. Devant le trop-plein des
entraves imposées par les pouvoirs publics, il est plus facile de se défouler
en jugeant les autres. Comment ne pas baisser les bras et trouver les
ressources qui me permettraient de vivre autrement, de voyager, sans être un
laisser pour compte alors que ma créativité est bâillonnée depuis bien trop
longtemps ? L’engrenage qui m’a conduit dans la rue et a fait basculer mon
existence pourrait me broyer à nouveau devant la pression de la société sans
cesse plus prégnante, source de bien des dysfonctionnements, et qui apparaît
comme irréversible…