François Sureau succède à Max Gallo à l'académie française et lui rend hommage. C'était en 2020.
DISCOURS
DE
M. François SUREAU
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M. François Sureau, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante
par la mort de M. Max Gallo, y est venu prendre séance le jeudi 3 mars, et a prononcé le
discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Avant de m’asseoir parmi vous, suprême récompense des talents
incertains d’eux-mêmes, laissez-moi rester quelques instants debout
parmi les vivants et les ombres. Aux vivants je dois ce remerciement
que je ferai tout à l’heure. Quant aux ombres, je voudrais faire
apparaître, bien sûr, celle de La Fontaine, qui fut un moment avocat à
Paris et reste à jamais le plus vivant d’entre nous, lui qui dormait vingt
heures sur vingt-quatre et ne se réveillait que pour la poésie et pour
l’amour ; mais l’ombre aussi de Chateaubriand exposé pour toujours au
silence et au vent de la mer, et celle de Deniau revenant du Panshir, et
celle de Jean d’Ormesson parlant d’Augustin avec Ayyam Wassef, et
j’étais ébloui, et cet éblouissement n’a pas cessé. Je m’en serais voulu
d’annexer ainsi, à l’instar d’un député des candidatures multiples,
d’autres fauteuils que le mien, si je ne m’étais souvenu que l’Académie,
c’est une Compagnie dans laquelle on entre, et non une circonscription
dont on hérite. Qu’elle soit aussi la Compagnie des morts a tout pour
me réjouir. Plus qu’à Barrès, dont le délire antisémite ne parvient
cependant pas à faire oublier ni ce qui l’unissait à Proust, ni l’amour
d’Aragon, je pense aujourd’hui à Hugo, qui a souffert pendant vingt ans
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sur son île de voir la police partout et la justice nulle part ; Hugo,
l’inlassable avocat des États-Unis d’Europe et du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes ; Hugo auquel mon prédécesseur à ce fauteuil a
peut-être consacré son plus beau livre et qui écrit dans Les Châtiments un
vers que nous ne devrions pas pouvoir lire aujourd’hui sans frémir :
« Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour
Tout l’univers aveugle est sans droit sur le jour. »
Oui, il fait bon évoquer ces ombres, et avec elles ce combat
inconnu du reste du monde où s’unissent les espérances de Louise
Michel et celles d’Armand de La Rouerie, celles d’André Breton et
celles de Barbey, dans le refus obstiné d’un ordre des choses auquel on ne
mettra jamais assez d’italiques ; refus qui, on le sait bien, trouve son
origine dans l’enfance, dans les sortilèges de l’enfance, vite détruits par
le poids des regrets et le scintillement des carrières. Qu’on soit de Nice,
de Combourg ou du boulevard Malesherbes n’y change rien. L’enfance
finit toujours par s’inviter au bal des adultes, au milieu des tourments les
plus vifs, et même des grandes catastrophes. Lorsque de Gaulle
prononce ce faux vers : « J’invite les Français qui veulent rester libres / à
m’écouter et à me suivre », c’est l’enfance qui apparaît, avec son étonnement
devant la démission des grandes personnes. Car ce vers suppose aussi
qu’il existe, et peut-être en grand nombre, des Français qui ne veuillent
pas rester libres, des hommes qui préfèrent la servitude. Jusqu’à la fin,
Napoléon a écrit « enfanterie » pour infanterie, et cette erreur nous
touche parce qu’elle nous introduit à l’essentiel. Aussi, puisque le maître
de Nazareth nous en prie, je voudrais m’arrêter un instant pour rendre à
César ce qui lui appartient, ces royaumes de la terre qui sont au diable,
avec leurs enfants morts à la guerre, morts à la mine, morts de faim,
morts sur les routes de l’exil, et cette face hideuse de l’injustice dont a
parlé Bernanos dans la préface des Grands Cimetières. À la vérité, avant
ou après qu’il eut bénéficié du secours de la foi, votre confrère Max
Gallo ne s’est jamais occupé d’autre chose. C’est pourquoi je suis
heureux de prononcer devant vous son éloge sans avoir à mentir, ce qui
peut être tout de même, comme Montherlant l’avait relevé le jour de sa
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réception, un prix assez lourd à payer, pour cause de règlement, à
l’honneur qu’on vous fait.
Pour certains, dont je suis, dont peut-être Max Gallo était,
l’Académie française n’est pas le contraire de l’enfance, mais un
royaume qui ressemble au sien, et ce n’est pas le moindre de ses
paradoxes. Elle en préserve la puissance agissante dans le souvenir du
passé. Sans passé, il n’y a plus d’enfants, seulement une chiourme de
petits bagnards gardés par les serviteurs du pouvoir et de l’argent. Il
n’est pourtant pas besoin d’être élu parmi vous pour se souvenir
comme il faut. Mais il y a de la douceur dans l’incarnation, fût-elle
mobilière, dans ce voisinage mystérieux des bords de Seine qui me fait
remercier aussi, à travers vous, vos prédécesseurs d’avoir admis ces
talents du second rayon parmi lesquels je me sentirai vraiment chez
moi. La littérature produit ses effets hors du Lagarde et Michard, c’està-dire hors du temps, peut-être même hors du jugement, dans une sorte
de version séculière, et dont j’espère que vous ne la jugerez pas
blasphématoire, de la communion des saints. Je la vois ainsi et cette
Coupole parfois moquée par les meilleurs esprits m’apparaît s’élever audessus du nombre et de la qualité de ceux qui ont siégé à l’abri d’elle,
comme le temple à la fois de l’aventure et du port, du pardon et du
souvenir, de l’angoisse et de l’espérance, de l’émotion et du rire, où
Babar converse avec Vautrin, Apollinaire avec Chrétien de Troyes,
Caillois avec lui-même et Barrès avec Breton, cette fois autrement
mieux qu’à son procès.
Sans doute l’Académie est-elle plus grande que les ombres qui la
peuplent. Mauriac a cru voir Rimbaud y entrer sur les pas de Claudel. Je
me plais à imaginer que, s’il avait vécu, Apollinaire s’y serait présenté,
comme il l’avait prédit à Max Jacob au cours d’un dîner mémorable qui
s’était conclu par un échange de gifles, pour être élu au 24e fauteuil,
triomphant d’Édouard Estaunié de justesse, au troisième tour de
scrutin. Des années plus tard, Max Gallo l’aurait évoqué devant vous,
une phrase courte après l’autre, faisant revivre La Turbie, les citronniers
devant une mer « calme et bleue par places comme si l’eau laissait transparaître
d’énormes saphirs ». Il aurait cité avec émotion les souvenirs niçois de son
prédécesseur : « La route était bordée d’agaves qu’involontairement, chaque fois
qu’il les voyait, il comparait à des paquets de morue sèche. Parfois, à cause du vent
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contraire, il se tournait pour allumer une cigarette égyptienne dont la fumée s’élevait
en spirales semblables aux montagnes bleuâtres qui s’estompaient au loin en Italie. »
Le « soldat amoureux de la douce France » avait tout pour lui plaire, à lui si
français d’être si étranger.
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Cette douceur de l’incarnation suffit presque à désarmer les
préventions contre le discours académique que peut entretenir, et
depuis longtemps, un naïf amateur du Contre Sainte-Beuve. Le discours de
réception en effet est plutôt du côté de Sainte-Beuve ; et même parfois
proche de ces navrantes sessions de la justice pénale où le président,
reconstituant la vie de l’accusé, le décrit comme voué de toute éternité
au bagne à raison de telle faute commise naguère dans la cour d’école.
Cette assomption de la causalité bourgeoise, malheureuse ici, heureuse
là, est commune à la justice criminelle et à l’institution académique. Et
c’est ainsi qu’au gré des réquisitoires et des discours, les uns et les autres
paraissent marcher du même pas les uns vers la Coupole et les autres
vers la maison centrale, à raison par exemple d’une même origine
étrangère, d’un même déracinement.
L’un des premiers je crois avant Proust, dans son discours de
réception, le 29 janvier 1846, Vigny a relevé l’étonnant contraste entre la
solitude de l’écrivain, ce silence et cette patience sans lesquels il n’y a
pas d’œuvre, et le bruit des réceptions, tambour des gardes et murmure
du grand monde. Et Vigny de s’en réjouir, peut-être par politesse. Étant
enfin reçu, on ne va pas cracher sur les parquets, ni se plaindre que
l’auteur efface l’œuvre. Comme le disait une chanson militaire de ma
jeunesse que j’hésite à entonner devant vous : « Mais il a fallu, il a fallu
qu’il y aille / mais il a voulu, il a voulu y aller. » Je n’en rougis pas. Peut-être
votre Compagnie sera-t-elle le dernier endroit où tenir une conversation
civilisée entre personnes que tout ou presque sépare, la religion, la
couleur de la peau, les préférences sexuelles, le genre, les affiliations
politiques, les domaines d’élection, les conceptions esthétiques ou
morales, tout sauf l’essentiel, qui est que cette conversation,
inlassablement poursuivie à travers les siècles, est, sinon notre âme
même, du moins ce qui la rend sensible et digne d’être aimée, par nous
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et par d’autres que nous. Que cette conversation soit parfois dure et
même hargneuse ajoute à son charme. J’aime l’Académie pour ses
admis, pour ses exclus, pour ses refusés, pour les controverses
auxquelles elle a donné lieu par ses choix, parce qu’à chaque fois
quelque chose s’est noué à propos de cette institution qui me semble
digne d’être maintenu, aujourd’hui que l’on ajouterait simplement sur
un écran un « like » à l’appel du 18 Juin, ce qui dispenserait d’aller à
Londres, ou même à Bordeaux pour refuser de voter les pleins pouvoirs
à l’un de vos anciens confrères.
Écouter, comme un juif, voir, comme un chrétien, lire, comme
un musulman, mais en parler, comme un Français, voilà ce qui nous
manque si souvent et qui me rend votre Compagnie si précieuse. J’ai
gardé de l’encyclique proustienne une réserve que j’espère vous me
pardonnerez, et qui m’empêche de raconter la vie de Max Gallo à la
manière des biographes, les parents immigrés, l’enfance pauvre, le
brevet de mécanicien avant l’agrégation, puis les portefeuilles
ministériels, et le grand succès public et pour finir la Coupole. Ce n’est
pas à raison de sa biographie que vous l’avez jugé digne d’appartenir à
votre Compagnie, c’est à raison de son œuvre, de ce qu’il avait fait de ce
qui est pour chacun, où qu’il soit né, une somme d’accidents
inexplicables. Mais j’ai été frappé de voir ce qui, dans sa conception du
monde et du récit historique, était né de ces accidents-là, et en premier
lieu l’intensité du regard porté sur le pays qu’il se découvrait pour sien.
Il m’a souvent fait penser à la phrase de Lavisse, qui, requis par
l’impératrice Eugénie de lui enseigner l’histoire de France et sommé par
elle de la résumer en une phrase, avait répondu : « Madame, ça ne s’est
jamais très bien passé. »
Une nature sensible ne contemple pas l’histoire de son pays sans
douleur. C’est vrai d’abord de l’histoire de France, dont la violence
dément notre réputation de mesure. La France est un pays où rien n’est
jamais acquis, ni la paix, ni la vérité, ni même la liberté. Nous
connaissons en moyenne une révolution, franche ou larvée, tous les
soixante ans depuis plusieurs siècles. Les juges américains et anglais se
servent de textes qui datent du XVIIe ou du XVIIIe siècle pour définir les
droits du citoyen. Chez nous, chaque nouveau gouvernement ou
presque, non content de réformer le Code pénal tous les dix-huit mois,
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prétend améliorer la Déclaration des droits. Et par bien des côtés, la
France ressemble à une immense cour de justice criminelle où
l’alternance au pouvoir permet simplement aux protagonistes
d’échanger leurs rôles, procureur, juge, jurés, défenseurs et publics. Max
Gallo a fixé son regard sur cette histoire tourmentée, et sans jamais
faiblir. Ce pays qui était devenu le sien par l’effet d’un hasard auquel il
n’avait eu aucune part, il en a assumé le passé tout entier, à la manière
de Marc Bloch, y mettant la rigueur d’un amour exceptionnel.
***
La singularité de l’historien est évidente. Il m’a toujours paru
ressembler à un accoucheur qui aurait choisi cette profession parce que
lui-même serait né au forceps. Le rapport aux ascendants, la
reconstitution de temps intérieurs et extérieurs distincts des nôtres, la
recherche de la cause et de l’effet, il n’est pas besoin d’avoir fumé avec
Lacan nombre de cigares difformes pour lever un sourcil interrogateur
sur le choix de cet état de vie. De même que l’avocat m’est souvent
apparu condamné à se justifier, lui-même autant qu’un tiers, et d’ailleurs
autrefois le « nous » de la défense englobait à la fois l’accusé et son
défenseur, devant un père unique aux visages différents, renouvelé à
chaque audience ; de même l’historien m’est souvent apparu comme un
étonné de l’existence auquel sa profession permet de demander des
comptes à ce passé obscur dont il vient, et comme s’il en venait seul,
pour s’en réjouir ou pour en souffrir, et dont un jour à la fin il restera
l’unique dépositaire, comme les sages de la légende juive, Le Goff et
Duby soutenant le Moyen Âge, Furet et Ozouf le XVIIIe siècle,
Waresquiel les temps constitutionnels, derniers Atlantes dans un monde
roulant à l’oubli.
Les premiers livres de Max Gallo appartiennent au genre le plus
sérieux qui soit. L’histoire contemporaine qui le retient, c’est celle dont
il a éprouvé les effets sur sa propre vie et sur celle de ses proches.
Certains historiens font l’effet d’antiquaires. Gallo donne l’impression
d’un explorateur. En cela il ressemble à ces romanciers qui
reconstituent le monde qui a précédé leur naissance, mus dirait-on par
le souci comme panique d’élucider un secret qui se dérobera toujours.
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Une partie décisive se joue déjà au travers de ces premières pages. Il
contemple Mussolini de l’avènement à la chute, finissant par le décrire à
Salo, au milieu des cris d’une famille latine, des intrigues, des calomnies
et des bruits de l’accordéon, surveillé par des nazis qui eux restent d’un
silence de glace, et ces pages semblent animées, au-delà même de la
question du fascisme, par une sorte de dégoût du monde du pouvoir,
« où la débauche et les honneurs se mêlent à la mort ». Déjà le romancier
l’emporte. Un Céline, mais retenu et républicain, perce sous l’historien
de profession. Il ne sème pas de points d’exclamation partout. Il n’a pas
de petite musique qui lui soit entièrement propre ; mais il passe à la
ligne à la fin du livre, pour la première fois, quand les partisans
reconnaissent le Duce allongé dans son camion, un casque sur les yeux,
feignant d’être un soldat ivre. Sa thèse avait eu pour titre : « Contribution
à l’étude des méthodes et des résultats de la propagande fasciste dans l’immédiat
avant-guerre ». Voilà le moment où la propagande s’achève, et c’est
comme si la vérité avait un pouvoir plus fort qu’on ne croit, un pouvoir
irréfragable, auquel nous ne nous dérobons que sous l’effet de cette
illusion qui nous fait croire que parce qu’il est plus visible, le mal est
plus fort que le bien. Quoi qu’ils en disent, les hommes politiques sont
particulièrement sujets à cette illusion-là, et c’est pourquoi leur
fréquentation est le plus souvent décevante, comme Max Gallo n’allait
pas tarder à s’en apercevoir. En attendant, il poursuit son investigation,
s’intéressant à l’Affaire d’Éthiopie, à l’Espagne franquiste, à la Nuit des longs
couteaux. À ce moment de sa vie intellectuelle, le passé, comme dans la
matière de Bretagne, appartient entièrement au domaine du diable, là où
trouvent leur origine l’exil de ses parents et le déracinement de son
enfance. Il se fera donc le prophète du passé, non pas dans une optique
réactionnaire, mais pris par le désir de rompre le sortilège du malheur
historique en discernant ce qui dans l’histoire ressortit au contraire au
salut, dans l’acception la plus large de ce terme. La sensibilité qu’il avait
formée dans son enfance l’y aidera.
C’est une sensibilité multiforme où se révèle une humanité
frémissante, on dirait aujourd’hui inclusive. Gallo avait des préférences
politiques, tous ses livres le montrent. Mais les historiens engagés sont
en général insensibles à la douleur des adversaires, d’ailleurs disparus et
inconnus d’eux, qu’ils se sont donnés dans le confort de leur cabinet. Ils
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pleurent selon leurs préférences. Soboul traite les morts de Septembre
comme le ferait un assesseur du tribunal révolutionnaire. Gaxotte sur
l’autre bord reste insensible à la misère des classes populaires dans le
siècle de Louis XV. Gallo voit l’histoire du point de vue, non seulement
de ceux qui prétendent l’avoir faite, mais du point de vue de ceux qui
l’ont subie, ce qui explique aussi le succès public de ses livres.
***
Il était né à Nice le 7 janvier 1932, le lendemain du jour où
Brüning avait signifié à François-Poncet que l’Allemagne ne paierait
plus ses dettes de guerre, au moment où le général Giraud soumettait,
on disait alors pacifiait, le Tafilalet. Cette année-là l’Académie française
couronnait Chardonne et le Femina Ramon Fernandez. Les parents de
Max Gallo étaient de pauvres immigrés italiens. Le père était
communiste et venait du Piémont. La mère était catholique et venait de
Parme où, comme on sait, il n’y a pas de chartreuse, mais où MarieLouise a régné après avoir remplacé le maître de la moitié du monde par
un gigolo borgne en uniforme de hussard. Gallo s’en souviendra plus
tard, et que Chateaubriand s’était moqué de l’allure des hussards
parmesans. Le temps du souvenir n’était pas encore venu. Le jeune Max
longeait la mer sur le porte-bagages d’un père qui fredonnait des
chansons soviétiques et lui disait que peut-être ses enfants, à lui Max,
verraient un jour l’humanité unie, heureuse, et l’égalité entre les
hommes. Ce père travaillait comme ouvrier dans les services généraux
d’une banque, et l’enfant avait été troublé de voir comment sa voix
changeait, devenant humble, quand le directeur l’appelait au téléphone.
Un employé de la banque leur apportait souvent des figues. C’était un
Russe qui avait fui les soviets et racontait ce qu’il avait subi, les
massacres de la guerre civile, les pillages et la famine. Le père de Max ne
niait rien et disait qu’il fallait bien que le monde change et que
l’humanité n’en était encore qu’à sa préhistoire. Le Russe faisait non de
la tête puis remplissait son panier de figues. Max quant à lui deviendrait
communiste, avant de quitter le parti en 1956. Dans ses souvenirs, il
regrettera que son père soit mort trop tôt pour qu’il ait pu lui parler, et
cette brève confidence nous touche plus que bien des élans ultérieurs.
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Un père animé par la justice, une mère animée par le pardon, tels furent
les dieux ordinaires de ce petit garçon. Sa grand-mère, Italina, lui disait
que Dieu était son ami, qu’il le pardonnerait, qu’il le protégerait. Bien
des années plus tard, Gallo se demandait toujours si cette phrase
entendue au sortir d’une église n’avait pas, en définitive, orienté son
existence entière. Il est difficile d’accueillir le pardon lorsqu’on s’en sait
indigne. C’est la raison pour laquelle nous sommes, pour ceux qui y
croient, portés à substituer dans la crainte notre propre jugement à celui
de Dieu. « Ma vie a passé, écrit Gallo, et selon les jours, je m’accable ou je
m’absous. » Le scrupule, au sens que les théologiens donnent à ce mot,
est sans remède. C’est dans le passé que Gallo a cru trouver le sien,
s’étant donné pour devise une phrase écrite en 1207 par Ricord, un
moine de l’abbaye de Saint-Denis : « Ne meurent et ne vont en enfer que ceux
dont on ne se souvient plus. L’oubli est la ruse du diable. »
Ce n’est donc pas le passé qui nous entraîne vers la mort, mais
au contraire son évaporation, et la dispersion sur nos existences d’une
poussière de temps à laquelle nous ne pouvons plus donner aucune
forme. Il ne le sait pas encore, mais il a trouvé sa vocation si particulière
de conteur et d’apôtre. Elle mûrit lentement au long de cette enfance
dans le Nice des Italiens, des joueurs de mourre au coin des boulevards,
d’Apollinaire et de Gary, entre les façades russes de Cimiez, les églises
latines, la tristesse céramique des hôtels de second rang, le bruissement
des passions, nationales d’un côté, communistes de l’autre, adossées à
cette montagne frontière où passent à Vintimille les réfugiés du Sud. Il
vient de là, ce grand air d’humanité qui baigne toute son œuvre. M’y
étant découvert infiniment sensible, je ne vois plus de la même manière
telle consigne de vote qu’il a donnée à propos de l’Europe, que je n’ai
pas suivie, telle préférence pour un candidat à l’élection présidentielle,
que je n’ai pas faite mienne. En s’exposant ainsi, il continuait de remplir
son rôle d’éducateur, parce que son engagement, dans son origine, dans
sa nature, dans sa générosité, n’avait rien de médiocre.
Il n’y avait rien de bas chez Gallo, et sa haute taille n’était pas
seule en cause. De cette taille il éprouvait, disait-il, une sorte de gêne
lorsqu’il la rapprochait de celle, toute semblable, du général de Gaulle. Il
est singulier qu’à se rendre aussi présent, aussi visible partout, il n’ait
jamais paru immodeste. C’est qu’il ne l’était pas. Il ne semblait pas non
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plus avoir de revanche à prendre sur une vie qui ne lui avait pourtant
pas épargné les traverses. S’il éprouvait des dégoûts ou exprimait des
refus, il semblait pur de tout ressentiment. Dans une lettre écrite à
Barante peu avant la Révolution de 1848, l’un des prédécesseurs de Max
Gallo au 24e fauteuil, Saint-Aulaire, écrit : « Le bail des rancunes est
renouvelé pour trente années. » Rien n’était plus étranger à Max Gallo que le
bail des rancunes, dont ne peut naître rien de grand ou simplement
d’utile. Il est significatif que lui si attentif aux souffrances des humbles,
parce qu’il les connaissait, n’ait jamais accordé de crédit à une histoire
de la réparation. Ses adversaires lui ont d’ailleurs fait sur ce point, à
propos d’esclavage, un procès qu’ils ont perdu, selon l’habitude
contestable mais désormais établie, et malheureusement justifiée par la
loi, de faire de juges qui n’en peuvent mais les arbitres des controverses
intellectuelles, ce qui est dire le peu de cas que nous en sommes venus à
faire de la liberté de l’esprit. L’histoire de Gallo n’est pas celle des
dommages et de la responsabilité civile. Elle est au contraire celle d’une
patrie en mouvement vers une sorte d’éternité imprécise. Elle se
présente à la fin comme une version populaire et nationale de la Cité de
Dieu selon Augustin. Au temps de sa carrière politique, c’est bien cette
vision qui transportait les foules des rassemblements publics où il
battait les estrades. On le voyait s’élever au milieu d’une sorte de vapeur
d’histoire de France où défilaient des figures dont on se demandait s’il
n’avait pas, pour en parler si bien, été le contemporain, sorte de
Cagliostro, de Saint-Germain de la nation, passant sans effort d’un
siècle à l’autre et nous rapportant ses conversations avec Clovis,
Voltaire et Robespierre dans l’espoir fou de nous convaincre que nous
habitions sans le savoir dans un pays plus digne d’être aimé qu’aucun
autre. Cette sorte d’amour qui l’animait ne changera jamais un patriote
en « national » au sens où l’entendait Guillemin. Tartuffe se profile
toujours derrière le nationaliste exclusif, un Tartuffe disant à Orgon :
« La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir. » Gallo, le contraire du
Tartuffe, semblait dire au contraire : « La maison est à nous, c’est à vous d’y
rentrer. » Personne ne peut se tromper sur l’amitié qui inspire de telles
invitations.
Que la politique pratique fût assez impuissante à tenir les
promesses du rêve patriotique, il me semble que Gallo s’en soit aperçu
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assez tôt. Il ne s’est pas refusé à cette aventure, député des AlpesMaritimes, secrétaire d’État et porte-parole d’un gouvernement
socialiste, fondateur de parti, député européen. Il s’en est pourtant
désabusé assez vite. On en trouvera, là aussi, la raison dans son enfance
et dans sa jeunesse. Il avait tôt fait l’expérience, dans le Nice de la
Libération, des reniements, de la violence et de la veulerie ; vu
d’authentiques résistants comme son père négligés et écartés, et des
canailles promues ; appris que l’un des camarades de combat de son
père, communiste comme lui, s’était pendu après l’écrasement de la
Hongrie. Ainsi Nizan avait-il eu raison dès 1939, et les autres qui
pourtant continuaient de faire carrière place du Colonel-Fabien étaientils bien coupables. Dans la séparation des tondeurs et des tondus, il ne
prendrait jamais place parmi les premiers. La vie l’avait rangé pour
toujours du côté du grain et non de celui de la machine qui le broie.
Plus tard, il s’est mêlé aux carriéristes, aux arrangeurs, à la politique
pratique d’une démocratie apaisée, et les caractères les mieux trempés
lui ont fait l’effet de feuilles au vent. Le portrait qu’il a tracé dans ses
souvenirs du président de la République dont il avait été le ministre et le
porte-parole est terrible, une face blême au milieu de courtisans
énervés. Les grands périssent souvent par l’amour qu’ils prennent pour
les gens médiocres, disait Stendhal à propos de l’Empereur, et cette
vérité est de toutes les époques. La politique ordinaire a paru à Max
Gallo transmettre la bassesse à la manière d’un virus, corrompant de
proche en proche tous ceux qui en vivent, la presse comprise bien sûr,
puisqu’en France elle entretient depuis longtemps avec le pouvoir –
pour le blâmer ou le louer d’ailleurs – un coupable sentiment de
proximité. Et de nous montrer Pierre Lazareff, l’une des gloires du
temps, publiant en une de France-Soir une fausse nouvelle sur le
décompte des voix du référendum de 1969, à seule fin de prendre rang
parmi les premiers journalistes à donner des gages à Georges
Pompidou. Max Gallo n’était pas homme à se faire trop d’illusions sur
les autres hommes. Il se souvenait avec tristesse de cet élu régional qui
entendait visiter des écoles et l’avait prié de l’accompagner, parce qu’il
voulait exhiber un ancien professeur, puis, au retour, des ouvriers
licenciés leur avaient barré la route, il avait fallu s’échapper, et l’élu en
cause, saisi d’une fringale subite, avait fait prendre un chemin de
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traverse. Puis, enfin sauf, il avait demandé à son chauffeur de servir du
vin frais.
On dit que Braque transportait ses tableaux au milieu des
champs de blé pour voir s’ils « tenaient ». Gallo a vu que la politique ne
« tenait pas », ni contre la misère ni même contre le souvenir de son
enfance, ou plutôt qu’elle ne tenait que dans l’éloge des « grands
hommes », ceux dont on peut aimer ensemble l’action et le détachement.
Aussi son portrait du général de Gaulle s’achève-t-il, sans autre phrase,
par la citation intégrale de ce testament où affleure un orgueil
anarchiste. Pour Gallo, qui paraît se soumettre au dernier vœu du
général qui réclamait, pour tout hommage, le silence, lui obéissant en
posant la plume, en n’écrivant plus rien après cette citation, l’essentiel
est là : la France et l’étranger, les grandeurs d’établissement remises à
leur juste place, l’invocation des simples, l’évocation de l’imposture du
pouvoir, et le silence enfin, dont il avait appris qu’il était l’un des
langages de Dieu parce qu’il correspond au désarroi comme à la pudeur
des hommes devant le mystère de leurs destinées.
C’est ainsi qu’il s’est définitivement arrimé au radeau de l’histoire
seule, mais d’une histoire qu’il pût partager avec tous, et qui pût donner
forme à la communauté de destin dont Renan a parlé. Ainsi va le roman
national, qui n’est pas moins romanesque lorsqu’il vante et lorsqu’il
condamne, lorsqu’il construit et lorsqu’il déconstruit. S’il n’y a pas de
querelle plus absurde que celle-là, c’est peut-être que tout est roman
dans cette affaire, la volonté d’en écrire un comme les raisons de s’en
affranchir. Par bien des côtés, le récit historique vaut par lui-même,
dans cette espèce de création d’un monde où enfin Dieu est admis à
faire concurrence à Balzac, dans un surprenant retournement. À cette
aune, Le Goff et Gallo sont des artistes du même ordre, rien d’essentiel
ne les sépare. Mais les historiens populaires ont l’avantage d’un public
dont la passion politique n’est pas la première. La curiosité l’emporte.
C’est un public, et j’en fais le plus souvent partie, qui voit Vercingétorix,
Voltaire ou Bonaparte comme des occasions de rêver, et ne se demande
pas à chaque page ce qu’il y a de Collot d’Herbois chez M. Mélenchon.
On peut alors aimer à la fois Bonaparte et Rossel, Voltaire et
Chateaubriand, Desnos et Léon Bloy. Dans cet amour mystérieux,
inlassablement poursuivi, je vois le meilleur de Max Gallo, et ce qui le
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constitue, au moins partiellement, en héritier de Michelet. La préface de
1869 à l’Histoire de France paraît exactement décrire mon prédécesseur :
« Cette œuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, de l’éclair
de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la
France. Elle avait des annales, et non point une histoire. »
***
Mû à la fois par l’amour de son pays et par un pessimisme de
moins en moins voilé quant à la persistance de cet amour dans ce pays
lui-même, Gallo tend alors, pour son salut comme pour le nôtre, sur un
immense châssis invisible ces fils qui ont chacun une couleur différente,
le blanc du temps de Richelieu, le rouge de Garibaldi, le bleu d’Henri
IV. Il est devenu Pénélope, mais une Pénélope qui ne tisserait pas pour
se dérober, et voudrait montrer son ouvrage à ce peuple au milieu
duquel les anciens Grecs voyaient parfois s’incarner les dieux. À la fin il
coupera même au plus court, laissant un instant son travail titanesque
pour en donner l’esprit dans ces livres qui se ressemblent et nous
émeuvent comme émeuvent les aveux, qui évoquent l’âme de notre
pays et la fierté qu’on peut trouver à lui appartenir. Quant à Ulysse, qui
est cet amour dont je parlais, il n’est pas sûr qu’il revienne, s’il a jamais
été là entièrement, en pleine conscience. Gallo est devenu cette voix qui
murmure, raconte et se souvient, qui crie dans le désert français. Il s’y
emploie dix heures par jour et souffre de migraines lorsqu’il s’arrête. Ce
travail seul le justifie désormais à ses yeux. Il est sa condition entière.
En dehors de lui et des rencontres dont il donne l’occasion, il n’est plus
rien. S’il l’avait pu, Gallo eût écrit jusqu’au bout. Ce travail, et non son
résultat, lui paraissait seul justifier son existence et racheter ses fautes. Il
était devenu l’écrivain public de la nation, à la fois griot et pédagogue,
tout ensemble Melchior Grimm au Palais-Royal, Michelet et Decaux qui
l’a reçu dans votre Compagnie. Il pouvait s’appliquer à lui-même la
phrase de Napoléon : « Ce que je commande, on l’exécute ou je meurs. »
Lorsqu’il sera atteint par la maladie de Parkinson, il se retirera comme à
Port-Royal, « la maladie ayant changé de manière décisive, dira-t-il, le rapport de
l’écrivain avec lui-même, avec les autres écrivains et avec le monde tel qu’il est ».
- 16 -
Ceux qui s’imaginent gouverner les autres sont à plaindre parce
qu’ils ne gouvernent rien, parce qu’ils sont exposés à un hasard qu’ils
ont recherché, auquel ils se sont voués, auquel ils ont abusivement
prétendu donner les apparences de la volonté, là où les sujets sont
demeurés fidèles à leur condition obscure et digne. Les hommes
politiques, qu’ils soient coiffés d’une couronne ou d’un chapeau mou,
ont toujours par quelque côté « les manières du monde et les mœurs de la
roulette », comme le disait Hugo en parlant de Morny. À la fin ils
meurent comme les autres, on les oublie comme les autres, et lorsqu’on
ne les oublie pas on se souvient de leur vie d’illusions comme on
empaillerait distraitement des oiseaux morts. Le jansénisme affleure
chez Gallo dans les chapitres crépusculaires où il évoque la fin du grand
roi, de Gaulle sur les plages d’Irlande, et surtout le rocher de SainteHélène, décrivant au long de pages hallucinées Napoléon vomissant
jusqu’à la mort non seulement la solitude et l’infortune, mais toute la
bassesse du monde. Les puissants, on dirait parfois qu’il voit à travers
eux, et ce qu’il voit c’est aussi ce peuple auquel tout le ramène. Encore
n’en fait-il pas un concept ou une idole. C’est toujours pour lui d’une
figure singulière qu’il s’agit, comme de celle de la jeune fille qui à
Manosque se défigure pour ne pas tomber au pouvoir de François 1er
.
Répondre à l’injustice est une affaire personnelle. C’est sans doute la
raison pour laquelle dans cette œuvre une grande place est laissée à ceux
qui nous y encouragent, les écrivains, qui ne sont par nature ni du côté
de ceux qui ne peuvent s’exprimer – les gouvernés –, ni du côté de ceux
qui ne veulent pas entendre – les gouvernants. Il écrira que « les idées
décident de tout » et mettra dans ses portraits de Voltaire, de Vallès, de
Hugo une tendresse incomparable.
Peut-être Max Gallo n’était-il pas loin de penser, comme Proust
prétendant qu’il incombait à chacun d’écrire sa recherche du temps
perdu, que nous devrions tous prendre l’histoire comme un moyen
d’être nous-mêmes, et ce faisant, rendre à la nation sa fonction
véritable, celle de nous aider à affronter, non pas seulement la dureté du
monde, mais son caractère indéchiffrable, qui ajoute à cette dureté une
sorte de cruauté diabolique que l’on éprouve particulièrement au
spectacle des guerres. Il a fait remonter sa vocation au spectacle d’un
bombardement, à Nice en 1944 : « Les morts que je voulais voir, je les ai
- 17 -
vus. » Avant, ce n’était qu’un grand jeu. Après, écrit-il, « je suis monté sur le
toit et j’ai commencé à écrire dans mon carnet. Le crépuscule avait la couleur rouge
sang des cadavres écorchés ».
La seule manière, ce souvenir en tête, d’être un historien utile
aux autres, ce n’est pas de faire entrer les événements dans un cadre
interprétatif ou conceptuel, c’est, pour lui, de les raconter, comme si cet
exercice pouvait susciter un dessin que nous n’aurions jamais pu tracer
seuls, même avec le secours d’une raison parfaitement informée.
L’historien selon Gallo écrit à l’encre sympathique, dans l’espoir que la
flamme d’un simple récit révélera d’un coup les ensembles cachés.
Parmi ses pages les plus remarquables, il y a celles où le héros sort de
l’anonymat, comme un homme que « le destin jette en dehors de toutes les
séries », ainsi que l’écrit le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre.
C’est alors le récit d’une aventure dans l’aventure, qui semble résumer la
condition humaine. Voici nos grandes figures prises à leur source, dans
une sorte d’anti-Panthéon, à nous révélées comme un gage de jeunesse
et peut-être d’espérance : Richelieu à Luçon, en terre protestante,
surmontant l’accablement qui le gagne à contempler, écrit Gallo devenu
soudain disciple de Freud, « les paysages de son enfance, ces étendues
mamelonnées crevées d’étangs boueux » ; Bonaparte à Autun, renfermé dans
une solitude « où se mêlent fierté d’enfant humilié et amertume de vaincu » ; et
même de Gaulle, qu’on croirait né de toute éternité sur le bord heureux
de la légende et qui ne l’était pas, lui le fils d’une sorte de régent de
collège, qui appartenait à ce monde catholique et monarchiste qui
cessait pour toujours, dans les années de sa jeunesse, de détenir non
seulement le pouvoir, mais le privilège de représenter l’ancienne France,
dont la République allait reprendre l’héritage. Chacun de ces caractères
s’est formé dans l’humiliation. Max Gallo en avait fait l’expérience à
Nice. Il a longuement cité à ce propos dans ses mémoires le titre de
Dostoïevski. Les héros dont il parle, peut-être avait-il un instant rêvé de
suivre leurs traces. Il a choisi de les reconstituer, et dans cet exercice
d’offrir une issue à une difficulté d’être qui n’est pas seulement
commune à tous ceux qui sont nés, d’une manière ou d’une autre, audelà des frontières, mais ont pu se sentir étrangers chez eux, méprisés,
ignorés par un sentiment dominant d’autant plus cruel qu’il est
injustifiable. On peut être français sans devoir pour l’être se porter aux
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extrêmes d’une francité imaginaire, sans renier ce que l’on se sent être et
qui a vocation à donner à la nation française un air nouveau. L’âme de la
France, pour parler comme lui, ne serait pas aussi belle sans cet air-là, et
peut-être ne serait pas du tout. Gallo, on le sait, a souvent déploré
publiquement, en termes de plus en plus vifs au long des années, qu’on
n’enseignât plus la France. Dans un temps confus, cette déploration
peut aisément être prise pour ce qu’elle n’est pas. Mais il n’a jamais fait
de la France une idole peinte, pas même aux couleurs de ses préférences
personnelles. Il ne l’a jamais vue comme un musée, mais comme la terre
des aventures rédemptrices. L’histoire de France avait trait pour lui à
l’amour et à la vérité, à la justice aussi. Contrairement à ce qu’on a dit
parfois, il n’a pas formulé d’injonction à rentrer dans le rang d’une sorte
de régiment national, d’où seraient bannis la singularité, la diversité,
l’écart et même le doute. La France est, comme on dit, judéochrétienne, mais elle est autre chose aussi. Elle est républicaine, mais
elle est autre chose aussi. Si l’on ne peut demander à un conclave de
préfets de la définir, c’est qu’elle est non un camp de rétention, mais
une porte ouverte jusqu’à l’infini ; un mouvement où le passé se
renouvelle sans cesse dans un mélange à la composition indéfinissable
où il entre autant d’acceptation que de défi. L’amour que Gallo porte à
la France est un amour véridique, qui ne s’abuse pas sur son objet. Il a
imaginé de Gaulle lisant à la Boisserie, le samedi où il attendait les
résultats du référendum de 1969, le passage des Mémoires d’outre-tombe où
Chateaubriand décrit l’esprit français : « Qui saurait deviner et expliquer
comment il adore et déteste tour à tour, comment il dérive d’un système politique,
comment la liberté à la bouche et le servage au cœur, il croit le matin à une vérité et il
est persuadé le soir d’une vérité contraire ? » Et Gallo de conclure simplement,
« la France est ainsi ». Il avait compris, ce dont on ne le louera jamais
assez, que la France comme la liberté s’échappent quand on veut les
saisir.
La fiction, pour Gallo, sert ce projet d’un récit ouvert de la
France en donnant vie à l’histoire. Il s’agit là de la fiction que nous
avons tous aimée, la fiction populaire, descriptive et rêveuse, animée à
la fois par la simplicité des passions et la variété des circonstances.
Villefort, c’est la magistrature même, dans les époques où il faut ruser
entre les régimes. « On mange mal chez ces messieurs du Parquet ; il faut croire
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qu’ils ont des remords. » Les allées de Meilhan, qui ne s’appelaient pas
encore la Canebière, dans un Midi pris entre la Terreur blanche, l’appel
de l’Algérie et les travaux des pêcheurs espagnols, c’est la Restauration
vécue ailleurs qu’à la Chambre des pairs. L’immigration italienne à Nice,
les Christos, ainsi que les indigènes du lieu les appelaient avec mépris, ce
sont les Revelli de la Baie des Anges, manœuvres groupés place Garibaldi
en attendant qu’un patron les choisisse sur leur bonne tenue, comme du
bétail, disait la mère de l’écrivain. La Révolution, c’est d’un côté l’allure
énigmatique et bestiale de Marche-à-Terre, le chouan de Balzac au pied
de la côte de la Pèlerine, et de l’autre les débuts de Maximilien Forestier,
dont le nom évoque à la fois Robespierre et les futaies d’où jaillissent
les Blancs, dans la trilogie Bleu blanc rouge. Mais plus encore, le nom que
Max Gallo a donné à son héros rappelle, de manière emblématique, sa
vocation d’écrivain tout entière, qu’il expliquait ainsi : « J’aime l’histoire de
France, cette immense forêt. Je connais les massifs qui la composent et les essences
diverses qui la peuplent […]. Cette diversité rassemblée dans une même et
indestructible forêt, c’est cette France dont je suis amoureux, que je ne me lasse pas
de contempler et de parcourir. »
Mais s’il la parcourt en la reconstituant, ses reconstitutions sont
pures de toute nostalgie. Peut-être la nostalgie est-elle le luxe de ceux
qui n’ont pas assez souffert, et qui s’en servent pour se donner du
chagrin. La douleur chez Gallo est une douleur du présent, comme
d’ailleurs l’enthousiasme. C’est un présent où l’on arrive, et d’où l’on
s’en va. D’un côté l’exil, l’immigration, l’Italie qui recule dans le temps.
De l’autre le départ, pour la Révolution, pour l’Empire ou pour
Londres. Certes la France n’est pas une gare de triage. Mais elle n’est
sûrement pas un lac immobile peuplé de fantômes.
Le rêve français n’est jamais entièrement corrompu par les
lambeaux de cauchemar qu’il renferme. L’amour de l’esprit s’est incarné
pour Max Gallo dans les figures de Voltaire et de Victor Hugo. Sa
biographie de Voltaire, tout écrite au présent de l’indicatif, donne
l’impression d’une cavalcade, mais dans un espace aux dimensions de
l’Europe et d’un salon. À ce livre il a donné pour sous-titre ce « Moi,
j’écris pour agir » qui pourrait aussi bien s’appliquer à lui-même. Gallo
s’est dit amoureux de Voltaire, comme Stendhal des épinards ou de
Saint-Simon. Il en a montré l’amusante franchise, qui suscitait en lui de
- 20 -
l’écho – « J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés que j’ai conclu dès
longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre » –, s’est ému à la peur
de la mort qui a saisi Voltaire dès ses trente ans, l’a suivi dans cette
Angleterre mentale où un homme cultivé se soucie peu de savoir si son
interlocuteur est juif, chrétien ou mahométan, s’est retrouvé enfin dans
sa lucidité sans apprêts – « il y a en moi du ridicule à aimer ». Voici Voltaire
en amoureux, en propagandiste de ce qu’il tenait pour vrai, et de ce
paradoxe pour ceux qui croient que le vrai finit toujours par s’imposer il
a tiré les plus beaux effets de ce qu’on appellera plus tard la « littérature
engagée ». Voici Voltaire donc, ce sont ses mots, en chevalier errant de la
liberté. Le voici dans tous ses états, d’un côté dénonciateur de la rapacité
des fermiers généraux, de l’autre spéculateur, mesurant les gages de ses
employés, et les envoyant à la messe pour que le clergé les garde de la
tentation de voler ses pommes ; d’un côté bénissant le roi de Prusse, et
de l’autre s’inspirant de Max Gallo : « Je ne m’intéresse à aucun événement que
comme Français, je n’ai d’autres sentiments que ceux que la France m’inspire. » Le
voilà dressé contre l’Église, puis saisi par la fièvre verte, faisant
intervenir pour l’élection un bon fils de saint Ignace, confesseur du roi,
motif pris qu’« il n’y a guère de jésuite qui ne sache que je leur suis attaché dès
mon enfance ». Qu’il se soit formé ou non chez les jésuites, pour Max
Gallo, le célèbre sourire n’est pas hideux. Et ce converti trouve plus
d’humanité vraie dans l’anticléricalisme de Voltaire que dans l’étrange
prétention – le mot est de Jaspers – qu’ont certains hommes d’en instruire
d’autres au sujet de leur créateur.
Il a parlé de Hugo avec des accents qui ne trompent pas. À une
extrémité le peuple, à l’autre les grands, objets de mépris lorsqu’ils
trahissent leur vocation spirituelle, pour Hugo après le Deux Décembre,
pour Gallo dans le socialisme d’affaires. Hugo a laissé une description
étonnante, dans son discours de réception, le 3 juin 1841, de son
prédécesseur Lemercier assistant comme un fou aux séances de la
Convention, à une époque où, dit-il, il n’y avait pas dans cette
assemblée d’hommes de premier ordre, mais « de grandes passions, de
grandes luttes, de grands éclairs, de grands fantômes ». Nous en sommes là, à la
grandeur et au rôle des assemblées près, bien sûr. Hugo poursuit, dans
un passage que Gallo a fait sien : « C’est à mon sens une volonté de la
Providence que la France ait toujours à sa tête quelque chose de grand. Sous les
- 21 -
derniers rois, c’était un principe ; sous l’Empire, ce fut un homme ; pendant la
Révolution, ce fut une assemblée. » Dans une scène qui ressemble à une
vision, il décrit dans son Hugo le soir où, à Paris, on fête la victoire de
Wagram. Le canon des Invalides tonne, le ciel est illuminé par un feu
d’artifice, et tout d’un coup un homme, qui est Fanneau de La Horie, de
haute stature, apparaît dans le clair-obscur des arbres et, posant sa main
sur l’épaule du jeune Victor, lui dit, comme en manière d’exorcisme :
« Enfant, souviens-toi de ceci : avant tout, la liberté. »
***
La liberté est une étrange chose. Elle disparaît dès qu’on veut en
parler. On n’en parle jamais aussi bien que lorsqu’elle a disparu. Elle
semble, pour les écrivains en particulier, n’avoir qu’une seule et même
source, qui se divise aussitôt en rivières aux cours différents, et souvent
opposés. De la liberté, Chateaubriand et Stendhal avaient le même
souci, formé dans deux enfances différentes. L’un s’en ira du côté d’une
fidélité sans illusions et cherchera carrière en politique. L’autre
applaudira la Terreur dans le Dauphiné, croira un moment en
Bonaparte, puis après Moscou ne s’intéressera plus qu’à lui-même. La
liberté selon Hugo le conduira de la Chambre des pairs à la République,
et même à la démocratie sociale, Commune de Paris à part. Elle lui fera,
pour finir, réclamer les États-Unis d’Europe et, au-delà, la fraternité
universelle. La liberté selon Gallo le conduira plutôt du côté de l’éloge
des frontières. Il stigmatisera durement ceux qu’il appelle « les pédagogues
du renoncement », en appelant au peuple, à son histoire, à ses souvenirs,
aux grandes figures du passé, contre l’Europe des bureaucrates, du
marché, de l’amnésie collective. C’est là, je crois, ce qu’on appelle un
« souverainiste », dont il fut l’un des premiers. On en pensera bien ce
qu’on voudra, chacun selon ses préférences. Les siennes ne sont pas les
miennes. Mais on ne pourra, sans faire preuve de bassesse, nier la
qualité de ce qui les justifie, et qui là encore est de l’ordre de l’amour et
des attentions qui en naissent.
Il est significatif que Max Gallo ait mis au premier rang de son
anthologie personnelle Voltaire et Hugo, qui l’un et l’autre, goût de la
liberté oblige, se sont montrés particulièrement attentifs aux institutions
- 22 -
de leur temps, qu’elles soient répressives ou constitutionnelles, au point
d’ailleurs de s’aventurer, et avec quel éclat, dans le domaine technique
du droit. Le souvenir du passé n’est pas chez Gallo simple exaltation de
ce qui a eu lieu, les hauts faits comme les épreuves. S’il s’est détaché de
la politique pratique, il a conservé le sens de ses mécanismes. Il restait
attentif à ce que le passé nous a légué de bienfaisant, et qui n’a pas trait
seulement à la mémoire des événements, mais à ces institutions dont
nous avons tendance à oublier, pris que nous sommes par les nécessités
de l’heure, les raisons qui les ont fondées et comme elles nous sont
toujours nécessaires. Dans L’Âme de la France, il relève le caractère
violent de nos références mythiques, guerres de Religion, Terreur
jacobine ou blanche, Vendée, journées de 1830 ou de 1848, Commune,
et s’inquiète, à raison même de ces mémoires-là et de leur place, de
notre capacité à réaliser notre démocratie. Il emploie à ce propos le
terme de « jeu » démocratique, et c’est à bon escient, puisque le jeu, qui
est, Caillois le disait, une sorte d’exorcisme, suppose des règles, et aussi
la distinction des joueurs et du public. C’est le sens de ce qu’on appelle
la démocratie représentative, dont le spectacle est rarement glorieux
mais préférable à celui de l’émeute ; pour peu bien sûr que ce spectacle
existe. Le bâti, comme dit Gallo en parlant de la IIIe République, doit
tenir. Or ce bâti est chez nous singulièrement fragile. Les institutions
sont pourtant le seul moyen que nous ayons, sinon d’inventer
immédiatement un ordre juste qui éloigne à jamais le spectre des
désordres civils, du moins de nous permettre de concourir, et
publiquement, à sa définition d’abord, à sa réalisation ensuite. Je ne sais
ce que Max Gallo aurait pensé du moment où nous sommes, où la
fièvre des commémorations nous tient, pendant que d’un autre côté le
sens disparaît des institutions que notre histoire nous a léguées : une
séparation des pouvoirs battue en brèche, les principes du droit
criminels rongés sur leurs marges, la représentation abaissée, la
confusion des fonctions et des rôles recherchée sans hésitation, les
libertés publiques compromises, le citoyen réduit à n’être plus le
souverain, mais seulement l’objet de la sollicitude de ceux qui le
gouvernent et prétendent non le servir mais le protéger, sans que
l’efficacité promise, ultime justification de ces errements, soit jamais au
rendez-vous.
- 23 -
Non, je ne crois pas que ce disciple de Voltaire et de Hugo se
réjouirait de l’état où nous sommes, chacun faisant appel au
gouvernement, aux procureurs, aux sociétés de l’information pour
interdire les opinions qui le blessent ; où chaque groupe se croit justifié
de faire passer, chacun pour son compte, la nation au tourniquet des
droits de créance ; où gouvernement et Parlement ensemble prétendent,
comme si la France n’avait pas dépassé la minorité légale, en bannir
toute haine, oubliant qu’il est des haines justes et que la République s’est
fondée sur la haine des tyrans. La liberté, c’est être révolté, blessé, au
moins surpris, par les opinions contraires. Personne n’aimerait vivre
dans un pays où des institutions généralement défaillantes dans leurs
fonctions essentielles, celle de la représentation comme celles de
l’action, se revancheraient en nous disant quoi penser, comment parler,
quand se taire. En un siècle d’histoire constitutionnelle, nous aurons vu
se succéder le système des partis, le système de l’État, le système du
néant. Gallo l’avait pressenti. Et comme il voyait bien que nous en
étions à la fin responsables, et non les seuls gouvernants, il a cru que le
patriotisme, dont il s’était proposé de ranimer la flamme, nous garderait
d’un tel déclin en nous rendant en quelque sorte à nous-mêmes.
J’aimerais pouvoir partager cette conviction.
On accorde rarement la justice avec l’ordre. L’ordre, à nos yeux,
c’est l’usine et la police, le peuple qui se tait, les lois d’exception, le
commerce maître de nos vies, les hiérarchies justifiées et la confusion,
pour finir, des grandeurs naturelles et des grandeurs d’établissement,
puisque par paresse ou par lâcheté nous inclinons à adorer,
abusivement, ce qui doit être dans ce qui est. Ce n’est pas cet ordre-là
que l’enfant désirait au temps de sa conscience surprise. Dans l’injustice
au contraire, c’est le désordre qui a très tôt frappé Gallo, le désordre
caché sous l’ordre, celui d’une maison où rien n’est à sa place mais où
l’on s’accommode de tout.
Gallo était ce qu’on appelle un républicain. Il faudrait décrasser
ce terme qu’on emploie ces jours-ci à tout propos, au prix d’ailleurs
d’une grande confusion concernant les principes. Après tout, la
République, c’est aussi la colonisation sans scrupules, les bagnes
d’enfants, les femmes privées de vote, la chambre du Front populaire
votant les pleins pouvoirs au maréchal, la torture en Algérie et la peine
- 24 -
de mort. Il n’y a pas de quoi se vanter. Gallo pour sa part ne l’a jamais
vue comme cet étrange absolu qu’on nous présente parfois au mépris
de toute vérité, ni l’histoire de France comme le récit d’une marche vers
cette drôle de parousie à laquelle concourraient également les rêves de
Hugo, les discours de Viviani, l’idéal de Léon Blum, la police de M.
Marcellin et les calculs du bon M. Pinay. S’il la préférait à tout autre
régime, il ne l’a jamais parée de vertus magiques, ni cru que son
invocation suffirait à garantir l’unité de la nation. Max Gallo avait
l’amour de la République. Il ne professait pas la religion républicaine,
peut-être parce qu’il en avait une autre. Aujourd’hui que la République
nous appelle moins qu’elle ne nous sermonne au long d’interminables
campagnes de propagande frappées de son sceau, il se serait inquiété je
crois de notre docilité.
La grande question de notre pays est de s’arranger de la coupure
révolutionnaire, puisque la Révolution, en fondant le culte de la liberté
et de la justice sur la récusation du passé, nous pose un problème
difficile à surmonter, ce dont la succession de nos Constitutions est un
signe parmi d’autres. Max Gallo a délibérément choisi de voir dans ce
drame français l’expression singulière d’une âme collective, expression
qui la rendait digne d’être aimée. Le drame français dit plus, console
mieux, annonce davantage que d’autres réussites, à les supposer avérées.
La République que Gallo aimait a donc pris dans ses livres un visage
tourmenté et rédempteur, surgissant altéré d’un combat pour la nature
humaine que sa devise résume, un combat jamais achevé, toujours à
reprendre, auquel notre passé nous engage puisqu’il nous a laissé malgré
tout un trésor inestimable : l’égale dignité de tous sans considération
d’origine, de sexe ou de religion, la présence agissante de la liberté, le
souci du droit, l’ensemble justifiant en retour un amour sans partage de
la patrie. Et cet amour est aventureux, comme il se doit. Je ne crois pas
que Gallo eût souscrit à cette substitution du lapin de garenne au
citoyen libre que nous prépare cette formule imbécile, répétée à l’envi
depuis vingt ans, que la sécurité est la première des libertés. À cette
aune, pas de pays plus libre sans doute que le royaume de Staline ou
celui de Mussolini. Après Rocroi, après Valmy, après Bir Hakeim, voici
la sécurité, comme la ceinture du même nom, comme le rêve de
l’escargot ! Max Gallo se souvenait que nos prédécesseurs avaient créé,
- 25 -
maintenu, défendu le trésor de la liberté dans des époques autrement
plus dangereuses que la nôtre. Il avait pressenti ce fléchissement de
l’intelligence et de la volonté qui nous fait consentir à toutes les
platitudes. Et l’on s’en va répétant que les temps sont difficiles. Mais les
temps, comme Max Gallo nous l’a rappelé pendant un demi-siècle, sont
toujours difficiles pour ceux qui n’aiment pas la liberté.
***
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Je dois à présent vous parler de Dieu, car Dieu passe souvent
dans l’œuvre de Max Gallo. Il a montré le jeune Richelieu habité autant
par la foi que par le goût du pouvoir et dont le Dieu enveloppe tout, la
victoire et la défaite, et même les libertés qu’on prend avec la morale
commune. Il a opposé Machiavel et Savonarole ; le premier désabusé des
légendes, père de la politique moderne, le second appelant sur lui la
foudre de Dieu s’il s’abstenait de prêcher avec une entière sincérité. Il
n’a jamais douté que le salut collectif fût notre grande affaire, un salut
religieux puis séculier, un salut humaniste et national, et c’est à cette
aune qu’il a mesuré l’action des grands. Puis il en est venu à la destinée
de Jésus-Christ et sa plume a paru trembler, non pas seulement devant
le mystère, mais devant l’avertissement que les Évangiles qu’il
commentait délivrent : que tout passera, et même la France ; que la
politique ressortit le plus souvent, et peut-être exclusivement, au
domaine du diable ; que nous sommes appelés à l’inversion de nos
perspectives, même celles qui nous apparaissent à l’évidence les
meilleures. Le Jésus redécouvert par Gallo nous retient non seulement
parce qu’il nous ressemble dans sa faiblesse alors qu’il nous paraît le
plus souvent étranger pour le reste, mais parce qu’il disperse toutes nos
illusions, ce qui serait inacceptable s’il ne nous promettait dans le même
temps la victoire sur la mort. C’est une promesse que Max Gallo a
entendue, dans des circonstances douloureuses qu’il a racontées
plusieurs fois.
C’était en mars 2001, à Saint-Sulpice, sur la place même où
trente ans auparavant, dans le petit bureau où il travaillait, on lui avait
- 26 -
appris le suicide de sa fille de seize ans. Elle s’appelait Mathilde et il ne
l’avait pas fait baptiser. Ni son père ni sa mère n’avaient souhaité qu’elle
vînt au monde. Bien plus tard, il était revenu à Saint-Sulpice pour
assister à un baptême. Il avait alors près de soixante-dix ans. Il avait
écrit, jusque-là, dit-il, « livre après livre comme on élève un parapet, comme on se
ménage un abri. Je ne me souvenais plus d’avoir délibérément évoqué la foi, la
religion de tant d’hommes, ou dessiné la figure de Dieu. Mon ciel était vide ». En
s’approchant du baptistère, il pensait à sa fille, à trois amis aux destins
tragiques, l’un suicidé, l’autre assassiné, un troisième devenu fou. Il
pensait aussi, ce sont ses mots, à « la faillite de ce siècle, le nôtre ». Un
dominicain avait pris cet inconnu par le bras. Ils avaient prié ensemble.
Max Gallo n’avait plus prié depuis la mort de sa fille. Au moment de le
quitter, dans la nuit qui tombait, le religieux lui avait cité Bernard de
Clairvaux : « Ce n’est pas dans la connaissance qu’est le fruit, c’est dans l’art de le
saisir. » L’écoutant, l’écrivain n’avait pas seulement éprouvé un
réconfort personnel, mais le renouvellement de sa vocation tout entière,
et la beauté de cette union de l’âme d’un homme et de l’âme d’un
peuple. C’est pourquoi les mots d’André Fermigier décrivant la peinture
de Georges de La Tour me paraissent si bien s’appliquer à l’entreprise
de Max Gallo : « Quelque chose est dit, dans le silence, la nuit, de l’obscure
rencontre du malheur et de la pitié, qui n’est dit nulle part ailleurs, ni dans un autre
siècle ni dans un autre pays. »
***
Max Gallo ne s’est pas résigné. Alfred Capus, qui a, lui aussi,
siégé au 24e fauteuil, résumait drôlement la plus terrible de nos
tentations en disant : « En somme, les difficultés ne cesseront que le jour où nous
en aurons pris l’habitude. » Nous n’en sommes pas loin, nous qui semblons
assister avec un fatalisme à peine mêlé de révolte à l’abaissement de nos
ambitions. À cet abaissement Max Gallo ne consentait pas. Il a moins
voulu résumer pour nous l’histoire de la France que nous inviter à
plonger à corps, à âmes perdus dans ce grand passé imprévisible où il
trouvait à chaque siècle de nouvelles raisons d’espérer. Même si à la fin
son inquiétude était grande, nous devrions nous souvenir que ce n’est
pas un tombeau qu’il a voulu édifier, mais un blason qu’il a voulu
- 27 -
peindre, pour nous le remettre et que nous le transmettions ; le blason
de la France, au double sens de l’héraldique et des légendes, de l’image
et des récits. Il nous a montré, comme on nettoie la drachme perdue de
l’Écriture, une France aussi diverse qu’elle est indivisible, une France au
panache blanc, à la redingote grise, à la perruque poudrée, au bonnet
phrygien, au voile d’hospitalière, au bourgeron usé aux coudes, à
l’uniforme de général de brigade ; une France aux goûts italiens, à
l’accent polonais, aux souvenirs vendéens ; une France à la main dure, à
l’esprit vif, au cœur intelligent, à l’âme inquiète ; la France de Jacques le
Fataliste et celle du Grand Meaulnes, celle d’Amilakvari et celle de Joseph
Bara, celle de Kléber Dupuy, l’anarchiste de 1914 qui devint un héros à
Douaumont, et celle de l’infirmière inconnue à laquelle Jean-Baptiste
Clément a dédié Le Temps des cerises. Max Gallo a reçu la France comme
on reçoit un talent, pour le rendre au centuple, en souvenir des siens,
par amitié pour nous, et c’est pourquoi notre reconnaissance est si
grande, que rien de ce qui nous sépare de lui ne pourra jamais l’affecter.
***
Dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier prévoit, en
1788, que vers 2440 les moines vont disparaître, mais que les membres
de l’Académie deviendront des chartreux et vivront dans la solitude et la
contemplation. Il nous reste quatre cent vingt ans pour apprendre à
nous taire, ce qui est peu. Je vous remercie donc pour les six mois
d’entraînement que vous m’avez offerts, autant que pour ce beau
costume qui me ramène à mes amours de toute une vie, puisqu’il est
presque, broderie pour broderie, celui de Morcerf, dans le Comte de
Monte-Cristo. J’espère seulement qu’au moment de m’asseoir nulle
Haydée venue du temps de ma jeunesse ne se lèvera parmi vous pour
tendre vers moi le doigt accusateur de la conscience. D’autant qu’à lire
et à relire Max Gallo, elle a pris une sensibilité nouvelle. Vous
pardonnerez j’espère les développements aventurés d’un homme qui a
toujours eu un goût très vif pour l’histoire sans éprouver de révérence
excessive pour les œuvres auxquelles elle donne lieu. C’est aussi ce qui
rend Max Gallo aimable, lui qui nous l’a enseignée comme on se
souviendrait d’une rencontre. À mon tour, j’ai rencontré Max Gallo, me
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laissant instruire par lui le long de ces routes du pays de Nice où
poussent les agaves, de la rue Maurice-Sureau à Cimiez où j’allais
enfant, à Spéracèdes où il repose. Sa vie fut une grande journée
d’instituteur. Et comme je peux imaginer qu’il m’accueille aujourd’hui
parmi vous, j’imagine qu’il accueille en même temps mon vieux maître.
Il s’appelait Camille Bergeaud. C’était un normalien de la promotion de
Sartre ou de Nizan. Il avait été l’ami de Jean Cocteau, qui en parle dans
un journal de voyage, l’ami aussi d’Isadora Duncan et le conseiller de
Kemal Atatürk. À la fin de sa vie, il était revenu enseigner les lettres
dans notre classe de première, que les bons pères appelaient encore la
classe de rhétorique, ce qui permettait aux plus réfractaires à l’étude,
dont j’étais, de se prendre en songe pour Isidore Beautrelet, qui résout
l’énigme de l’Aiguille creuse. M. Bergeaud avait épousé une Grecque du
Phanar et habitait sur les hauteurs de Sèvres une grande villa blanche
peuplée de tanagras et de vases lacrymaux dans des vitrines. Il était né
dans une famille de paysans du centre de la France et nous racontait,
sans nous lasser, la manière dont il avait découvert la littérature au long
de ses courses solitaires dans les collines, pendant de longues stations
près des torrents, quand il ne pêchait pas. C’était un bon moyen pour
nous la faire aimer. J’entends encore sa voix, alors que son visage s’est
effacé de ma mémoire, commentant, dans l’étrange mouvement d’une
ondulation presque liturgique, du haut de ces estrades en bois qui
n’avaient pas disparu, la langue de Pascal et comment elle fait passer
d’un bord à l’autre du monde profane le merveilleux trésor du salut,
plus subversive à cet égard qu’aucune de celles dont notre temps si
crédule ne se prévaut. Il nous introduisait au mystère du français, où
« jamais » est employé pour dire « toujours » : « Le dernier acte est sanglant,
quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête,
et en voilà pour jamais. » Il faisait son cours en récitant des pages entières
au lieu de nous les lire. Montaigne, malgré Pascal, avait sa préférence, et
le « C’est une grande chose au monde que de savoir être à soi », et Jean de La
Fontaine, par lequel il essayait de nous apprendre ensemble
l’intelligence, la tendresse et la liberté. J’ai mis près d’un demi-siècle à
comprendre ce qu’il avait voulu nous dire. Voici votre élève, mon vieux
maître, qui a fait ce qu’il a pu. La rive lointaine dont a parlé La
Fontaine, et qui se rapproche, c’est désormais celle où je vous
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retrouverai un jour, ayant cru, comme Max Gallo et comme vous, aux
mêmes paroles, dites il y a deux mille ans dans un coin de notre terre.
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